26/04/20 - Jour 39 - Pour qu'il comprenne
J'ai traversé le verger, beau à pleurer ; la neige des pétales de pommiers couvre le sol s'écoulant doucement vers la gloriette couverte de lilas denses et plus odorants encore à la tombée du soir. Sublime. 
Existe-t-il un mot plus fort pour dire ce qu'ils expriment. Je voudrais les faire sentir au monde entier. 
Pour qu'il comprenne. 
Le chat m'accompagne gaiement, la queue haute, suivant pas à pas ma mélancolie du soir. Celle aussi de Christophe et sa voix envoûtante. 
Je m'accoude au muret de pierres et observe longuement, entre chien et loup, doucement, de gauche à droite et de bas en haut. 
Pas une partie du tableau n'est à omettre, refaire ou modifier... 
Pour qu'il comprenne. 
Le liseré mauve du ciel sur l'horizon épouse la canopée naissante de la forêt feuillue. Au dessus, le ciel est plus gris, avant de passer au bleu certain. Puis les arbres encore, tous, hêtres, charmes, frênes, érables et j'en passe. A l'orée du bois, un hêtre se distingue, avant les sapins dont n'émerge que la pointe en ombre chinoise sur le ciel rosé. On les dirait nains sur un sol imaginaire que serait l'horizon. Puis le bosquet plus proche, d'érables je crois, posé au beau milieu d'un pré, et élégant dans l'unité de son ensemble. Puis le vide, qu'on imagine. L'horizon sur les champs, jaunes de colza et verts de tout ; enfin le hêtre solitaire, soigneusement peigné et toujours apprêté pour le dimanche de demain. 
C'est beau, tellement beau. 
Pour qu'il comprenne. 
Au dessus, Vénus, toujours, que surplombe une lune nouvelle et fine, brillante et délicate, aussi puissante par sa présence que discrète par son rayonnement. L'un et l'autre dans un équilibre de lumière. Dans leur ballet, elles embellissent tout ce qu'elles éclairent, en disant tout. 
Pour qu'il comprenne. 
C'est si beau, et j'ai peur. Si peur qu'il ne comprenne pas. Parce qu'il ne voit pas. Parce qu'il est aveugle. Parce qu'il ne sait pas ce que c'est que le parfum du lilas, le parfum de la vie. 
Peur de ne plus me souvenir du parfum des lilas, de celui du muguet, l'amourette, les larmes de sainte Marie, le lis des vallées. 
Oublier cela ! Serait-ce possible puisque c'est en moi ? 
Un extrait de leurs fragrances est stocké quelque part, dans un lieu que seul je connais (parfois !), et auquel seul j'accède. 
A côté de mon optimisme et de cette foi que j'ai plusieurs fois évoqués, j'ai peur. Pour eux, plus que pour moi. Pour moi, tout est joué mais c'est la part que je partage avec eux qui a peur, notre patrimoine d'âme commun. Les plus fragiles, les enfants, Maïssa, Manel. Que leur laissera-t-on ? 
Comment ne pas se sentir dépassé, débordé, incompétent quand un vent mauvais vient à poindre ?Quand je les entends et les vois se battre encore, de leurs mots et de leurs idées égoïstes. 
 
J'en reviens alors à la certitude que rien ne dépend plus de nous que ce qui nous arrive. 
Comme C. Singer (encore !) pour qui « .La seule bonne réponse est de se mettre aujourd'hui encore au service de la vie, de prendre soin aujourd'hui encore de la petite enclave de vie qui m'est confiée » 
Comme Epictète (encore !) et ce qui « dépend de nous ». 
Comme G. Brassens (encore !) qui refusait de s'occuper des cons, de politique, de « mourir pour des idées » et dont l'engagement intérieur était bien plus profond, sincère et vrai, mettant en parfait accord sa vie et ses idées. 
Comme Pierre Rabhi (encore !) appliquant à la lettre la légende du Colibri et faisant sa part, pas plus, pas moins, juste sa part. Et quelle part au final ! 
Comme moi ? Comme nous ? 

© Eric Benoit